Le récit de voyage en question. "L’Usage du monde" de Nicolas Bouvier à la croisée des genres

"L’Usage du monde", on le sait, passe pour l’un des grands livres de la littérature française du XXe siècle. Le récit de cette expérience qui mena Nicolas Bouvier et Thierry Vernet de Genève au Khyber Pass (entre juin 1953 et décembre 1954) est unanimement salué comme un "chefd’oeuvre"(1), un "livre culte" (2) ou encore une des "oeuvres majeures de la seconde moitié du siècle"(3), faisant ainsi de Bouvier une "figure tutélaire" (4), et même un "passeur pour notre temps" (5): "La lecture des oeuvres de Nicolas Bouvier peut changer une vie. Ses textes enchantent le monde. Mais surtout, ils donnent à voir et à penser ce que nous sommes exactement, dans ce monde quelquefois traversé avec inconséquence" (6). Si son ami et premier éditeur, Alain Dufour, perçut immédiatement l’importance du texte, il dut aussitôt constater – demandant à Thierry Vernet de chercher un appui pour la diffusion de l’ouvrage en France – que le livre peinait à trouver sa place : "[…] ni roman, ni livre touristique, ni documentaire", le "livre était stupéfiant, on en convenait, mais il était inclassable" (7). C’est ce caractère inclassable que nous voudrions explorer pour tenter de l’expliquer (8). Si l’itinéraire, la façon de voyager (privilégiant la lenteur, la rencontre de l’autre, la volonté d’une perte de soi, etc.) comme le style s’avèrent remarquables, la question de l’appartenance générique du livre ne doit pas être négligée dans la mesure où il s’inscrit dans le cadre du "récit de voyage", dont il redessine discrètement mais en profondeur les contours. -- Notes 1. — Alain Dufour, « Nicolas Bouvier et la genèse de L’Usage du monde », in Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Genève, Droz, 1999 [1963], p. 5. 2. — Christiane Albert, « L’Usage du monde, un livre culte ? », in Autour de Nicolas Bouvier : résonances, dir. par Christiane Albert, Nadine Laporte et Jean-Yves Pouilloux, Genève, Zoé, 2002, p. 59. 3. — Yves Bridel, « Introduction », Cahiers francophones d’Europe centre-orientale, n°4, « La Suisse ouverte : Nicolas Bouvier », 1994, p. 9. 4. — Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature au présent : héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 376. 5. — Nadine Laporte, Nicolas Bouvier, passeur pour notre temps, Paris, Le Passeur, 2016 6. — Ibid., p. 7. 7. — Alain Dufour, « Nicolas Bouvier et la genèse de L’Usage du monde », op. cit., p. 16. 8. — Nous avons esquissé ailleurs quelques-unes des pistes ici développées, notamment dans Récits du dernier siècle des voyages : de Victor Segalen à Nicolas Bouvier, dir. par Olivier Hambursin, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 223-237